Et la peur ?
Journée de réflexion du 5 septembre 2015 du Groupe de travail clinique en psychothérapie de Lèves
Intervenant : Lambert Trévidic - Hypnopraticien
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J’ai choisi d’examiner le sujet de la peur sous l’angle de ce qu’elle pouvait nous offrir en termes de changements : la peur alliée (du changement). Qu’est ce que cette proposition modifie du coup dans notre façon d’appréhender quelque chose qui a tendance à nous pousser à la fuite, à l’agressivité ou à l’inertie ?
J’ai essayé de parcourir dans un premier temps quelques aspects de la physiologie de la peur qui nous donneront quelques pistes sur le fonctionnement biologique de cette émotion et la façon dont notre cerveau et notre corps la métabolise (les 3 réponses primaires, la capacité d’apprentissage etc…).
Puis j’ai été questionner : fuir quoi ? Tenter de supprimer la cause apparente de la peur ? Disparaître face à la peur ?
A partir de ces questions, j’ai essayé de les retourner et d’y voir des tentatives inconscientes de solutions, de dépassement d’un point mort, pour aboutir à l’idée que la peur pouvait être « libératrice » (d’un-connu). Pour cette dernière partie, j’ai choisi d’utiliser quelques extraits du Bardo-Thödol, le livre des morts Tibétain qui m’a semblé recéler de quelques pistes/propositions intéressantes comme : conscientiser les processus mécaniques de la peur pour s’en libérer.
Définitions
· Sentiment d'angoisse éprouvé en présence ou à la pensée d'un danger, réel ou supposé, d'une menace… (Larousse).
· La peur est une émotion ressentie généralement en présence ou dans la perspective d'un danger ou d'une menace. En d'autres termes, la peur est une conséquence de l'analyse du danger et permet au sujet de le fuir ou de le combattre, également connue sous le terme « réponse combat-fuite »… (Wikipedia)
Peur réflexe, notre amie, notre alliée
D'un point de vue neurologique, la peur est essentiellement une activation de l'amygdale (ensemble de noyaux au niveau des lobes temporaux). L'activation de l'amygdale correspond généralement à un sentiment de danger imminent. Elle peut entraîner une inhibition de la pensée et prépare l'individu à fuir ou à se défendre – Wikipedia
La peur est très certainement l’une des émotions les plus anciennes, et dans une perspective phylogénétique, l’émotion qui a permit à l’espèce d’évoluer jusqu’à aujourd’hui !
Ce système d’alerte nous a permis, et nous permet encore aujourd’hui de rester en vie en échappant ou en faisant face au danger.
Il repose principalement sur quelques structures décisives de notre architecture cérébrale (je me suis ici inspiré des travaux de Roland Jouvent dans son livre « le cerveau magicien ») :
- Les cortex sensoriels primaires (voir, entendre, sentir…)
- Le thalamus sensoriel
- L’hippocampe
- Enfin et surtout : l’amygdale
Toutes ces structures sont bilatérales et proches des noyaux gris centraux qui assureront la réponse motrice qu’ils sélectionneront en urgence.
Ici, lorsqu’on parle d’urgence, on parle de processus de traitement de l’information inférieurs à 200 millisecondes et donc pas conscientisables (il faut entre 450 et 500ms pour qu’un stimuli
soit conscientisé – Benjamin Libet). En cas de danger, c’est après en avoir réchappé qu’on réalise (ou pas) ce que l’on a mis en œuvre pour rester en vie.
L’amygdale est une sorte de gardien, de surveillant de notre environnement interne et externe, elle reçoit les informations depuis les entrées sensorielles qui convergent vers elle.
L’hippocampe est l’organe principalement impliqué dans la gestion de la mémoire. Il est spécialisé dans le traitement d’une collection de stimuli, c’est à dire du contexte de l’événement.
Pour décider très vite du caractère dangereux ou non d’une situation, le sujet a besoin d’une appréciation d’ensemble. Ainsi, une casserole qui se renverse n’est véritablement dangereuse que si elle est remplie d’eau bouillante ; la mise en contexte, c’est d’avoir retenu qu’on venait juste de faire bouillir de l’eau dans cette casserole.
Mécanique neurale
(travaux de Joseph Ledoux – Neurophysiologiste spécialiste des émotions)
Il est intéressant de voir que la peur est avant tout un comportement d’adaptation : biologiquement parlant, il n’y a apparemment pas d’assemblages à partir de plans soigneusement étudiés. Malgré son inimaginable complexité, le cerveau humain n’a pas été pré-conçu. Il est dû au bricolage de l’évolution, au cours de laquelle une foule de petites modifications se sont accumulées sur des périodes extrêmement longues.
Dans cette acception adaptative, les organismes sont un patchwork de bricolages rapides, de solutions partielles qui ne devraient pas marcher mais qui y arrivent pourtant. En fait, le cerveau n’aurait aucune fonction en lui-même. Il s’agit d’un regroupement de systèmes, appelés modules, dotés chacun d’une fonction différente. Il n’y a aucune fonction qui puisse, en combinant toutes les fonctions issues des différents systèmes, donner une nouvelle fonction appelée fonction cérébrale.
Le système de la peur n’est pas, à proprement parler, un système résultant de l’expérience de la peur. Il est surtout programmé pour détecter les dangers et produire des réponses qui optimisent la probabilité de survivre.
Les intéractions entre le système de défense et la conscience sous-tendent le sentiment de peur, mais la fonction de ce système est de permettre la survie face au danger.
Les comportements défensifs sont l’action de systèmes cérébraux programmés par l’évolution pour traiter le danger d’une façon anatomique : bien que nous devenions conscient de l’intervention du système de défense, celui-ci agit indépendamment de la conscience, il fait partie de l’inconscient émotionnel.
Les configurations neurales de la peur s’apparentent à un processus de conditionnement. Ici, l’inné (fondements biologiques phylogénétiques : ce qui a été enregistré au cours de l’évolution de l’espèce comme représentant un danger) se combine avec l’aquis (apprentissage de menaces ou de dangers spécifiques venant de facteurs sociaux (cognitif), pour construire nos références de stimuli menaçants, et donc produire une réponse organique de défense.
Le conditionnement de la peur :
- Pour mettre en branle le processus de conditionnement de la peur, il suffit de se retrouver dans la condition d’origine pour renouveler la réponse de peur conditionnée au stimulus conditionnel.
Les réponses conditionnées de peur se font sans passer par la conscience.
- Un point clé du conditionnement de la peur c’est que les réponses se trouvent couplées à un stimulus spécifique : une fois que le stimulus est établi comme déclencheur de la peur, il le provoque à chaque fois.
Mais on peut aussi apprendre à gérer le processus !
On s’est aperçu qu’une exposition répétée au stimulus conditionnel sans le stimulus inconditionnel peut parfois conduire à une extinction de cette peur, si on se familiarise avec ce stimulus et apprend à le gérer. On va donc peu à peu apprendre à apporter une réponse conditionnelle qui diminuera l’effet du stimulus conditionnel.
- A un niveau plus courant, si l’on reprend l’exemple de la casserole, on peut dire que si l’on s’est ébouillanté avec la casserole (accident), la peur se réveillera à chaque fois qu’on fera bouillir de l’eau… Là, on pourra utiliser cette peur pour apprendre un certain nombre de comportements utiles pour mieux gérer une situation impliquant une casserole, de l’eau et du feu… Ce sont les étapes appelées ‘renouvellement’ & ‘restauration’ (après avoir conscientisé puis analysé la situation ‘accidentelle’, le sujet va élaborer puis tester de nouvelles stratégies pour tenter d’éviter d’être de nouveau conditionné par ce type de stimulus conditionnel). A terme, faire bouillir de l’eau ne déclenchera plus le sentiment de peur
L’extinction n’efface pas de la mémoire le stimulus conditionnel jadis associé au danger, mais elle réduit la probabilité que cela déclenche de nouveau une réponse de peur.
Jusqu’à ce moment de l’exposé, la peur peut être considérée comme un allié puissant : il nous maintient en vie ; est une des clefs de nos capacités d’adaptation, stimule de fait notre créativité (plasticité cérébrale) et notre capacité à apprendre de nouveaux comportements plus performants et plus écologiques.
Un allié tellement puissant que l’homme habile a décidé qu’elle pouvait devenir outil utilisé à dessin pour changer : la peur fait partie des éléments clefs dans les processus utilisés dans les rites d’initiation.
L’homme transpose. D’une façon ou d’une autre, l’homme, à la différence des animaux, a amené la peur dans le champ de la réflexion, l’a transformé en angoisse, en stress (pour créer de la performance) etc…
C’est à partir du moment où elle est projetée, transposée en une perception métaphysique que cette notion de la fonction positive ‘objective’ de la peur devient plus aléatoire (la peur du vide sans précipice, ça sert à quoi ?)
[Paranthèse explicative…]
Cette peur psychologique est issue d’une représentation qui engendre une terreur qui nous fait reculer devant un possible dont nous nous représentons la venue comme dangereuse et inquiétante. C’est la peur de l’enfant qui croit qu’il y a un fantôme dans le placard.
Cette peur là ne vient pas de l’identification d’un danger réel, mais de l’anticipation d’un danger possible.
Il est à noter ici que l’inconscient ne faisant pas vraiment la distinction entre imagination et réalité, une peur psychique déclenchera les mêmes réactions physiologiques qu’une peur réelle. Nous aurons donc tendance à lui apporter le même crédit…
Un esprit plongé dans la peur est comme engourdi et aveuglé. Il est propulsé dans les échappatoires, il est propulsé dans la quête temporelle d’une sécurité dans le futur et il est incapable de résider dans le présent et d’être le présent actif. Il reste prisonnier du temps psychologique. Cette peur psychologique vient de ce que l’esprit s’appuie sur une référence prise dans le passé et projette la crainte de la répétition d’une souffrance.
Comment l’homme se sert de la peur ?
Du sens aux sens
Introduction : Obervons les expressions faciales de la peur : bouches narines, yeux grands ouverts. Toutes les entrées sensorielles sont ouvertes exagérément. Nos perceptions sont au max !
La peur est ‘exceptionnelle’, elle coupe, interrompt, nous sort du cadre ‘habituel’ et suspend le temps. Elle coupe la quête du sens et nous rend ‘présent’ ici et maintenant
La ‘réalité’ [subjective] perd de sa cohérence :
Le conscient fabrique du sens et rend le monde cohérent (action subjective). La peur provoque une faille dans ce système et objectivise l’instant.
La peur pourrait être comparée à l’incursion d’une réalité objective au cœur de notre système de pensée du monde.
« La rencontre de l’existant est la rencontre dans sa nudité de l’absurde, alors l’esprit ../.. butte sur le non-sens, et l’angoisse est la première des relations à l’être » - JP. Sartre
La peur, mécaniquement, a la capacité de nous couper de ce qui nous rend ‘humain’ : la conscience (voie rapide) – Elle peut ‘couper’, mais pas enlever (sauf cas extrême) – Du coup, le voyage entre conscient et inconscient (pour revenir au conscient) peut devenir un outil de ‘passage’. En nous mettant dans les sens et hors du sens pour un instant.
Retour au sens – L’initiation (se servir de la peur pour ‘passer’)
Après un passage obligé par la peur (pour progresser, s’éveiller, et peut-être, voire surtout, ‘différencier’, finalement mettre de la distance [ie : nous ne sommes pas notre peur])
La peur est initiatique (en tout cas, elle est l’outil initiatique. Frontière entre deux mondes, psychopompe).
Passer pour remettre du sens : pour calmer la peur, il faut remettre du sens (voie lente, allier Amygdale et Hippocampe), et pour remettre du sens, il faut remettre du contexte. Le ‘réel’ n’est plus tout à fait pareil après un épisode de peur, on le ré-aménage (il comporte une donnée de plus, au moins). Le réel se re-construit, mais pas tout à fait de la même façon. Formes, matériaux, se sont adaptés.
Quand la peur nous rend ‘présent’…
La peur nous rend vigilant et se conjugue au présent. Nous devenons présent au présent.
En nous faisant passer instantanément de la certitude de nos illusions à l’incertitude du réel (ou vice versa…), la peur nous offre, lorsque nous prenons le temps d’observer nos réactions à posteriori, la possibilité de relativiser nos croyances.
Bardo Todhol
« Quand l’expérience de la réalité luit sur moi, toute pensée de peur, de terreur, de crainte des apparence étant rejetée ; puissez-je reconnaître que toute apparition est une réflexion de ma propre conscience../.. »
Voici un ouvrage qui m’a interpellé il y a déjà très longtemps sur le sujet de la peur : il s’agit du livre des morts Tibétain, le Bardo Todhol. J’y ai pré-senti une voie habile pour se libérer des freins que pouvaient fabriquer la peur :
Bardo signifie : ‘état intermédiaire’, et peut-être aussi, par extension ‘incertitude’.
Le Bardo Thodol raconte la pérégrination de l’âme ou principe conscient dans l’au-delà. Il décrit de manière très précise trois bardos, qui durent au total 49 jours :
Chikhai Bardo : du moment de la mort
Chonyid Bardo : état transitoire de la réalité
Sidpa Bardo : de la renaissance
Ainsi que les rituels funéraires adéquats pour chaque étape.
Je trouve que l’un de ces moyens habile réside dans le fait de mettre ensemble Libération, Mort, Peurs. En corellant la peur et la mort, ce livre nous place d’emblée dans le siège d’une, si ce n’est de La peur fondamentale de l’homme : la mort. Le cadre est fixé : en faisant montre de décrire le passage dans la mort jour par jour, il devient possible d’y poser tout ce que l’on a peur de s’accorder dans la vie : le bonheur, la paix, la sagesse, la clairvoyance etc…
Le cheminement dans les Bardo se présente shématiquement comme suit :
· Mais la ‘claire lumière’ peut éblouir et faire peur à qui est encombré d’un ‘mauvais Karma’, c’est à dire s’il est attaché au connu.
· Si la personne ne reconnaît pas la claire lumière, commence l’errance.
Au fur et à mesure de son voyage, le ‘défunt’ charge ce corps étherique qui s’alourdit et retourne vers l’incarnation et l’illusion de la permanence.
«O fils noble, au moment où ton corps et ton esprit se sont séparés, tu as connu la lueur de la Vérité Pure, subtile, étincelante, brillante, éblouissante, glorieuse et radieusement impressionnante, ayant l’apparence d’un mirage passant sur un paysage au printemps en un continuel ruissellement de vibrations. Ne sois pas subjugué, ni terrifié, ni craintif. Ceci est l’irradiation de ta prpre et véritable nature. Sache le reconnaître. »
../.. La sagesse (…), de couleur bleue brillante, transparente, splendide, éblouissante jaillira vers toi du cœur de Vairochana le Père/Mère et te frappera d’une lueur si brillante que tu seras à peine capable d’en soutenir la vue. »
« Accompagnant cette lumière, brillera une terne lueur blanche venant des Dévas qui te frappera au front.
Par la puissance de l’illusion, la splendide lumière bleue de la sagesse (…) produira en toi peur et terreur et tu la fuira. Tu sentira une préférence pour la terne lumière des Dévas../.. Ceci est une interruption pour t’arrêter sur la voie de la libération»
Plus le ‘défunt’ se laisse subjuguer par la peur, plus il évite le positif qu’elle cache…
· Maintenant, et c’est cela qui m’a toujours intéressé dans le cheminement du Bardo. C’est que juste avant d’entamer la façon de se ré-incarner, c’est la peur/terreur à nouveau qui, cette fois, va devenir elle même l’accès à la libération. A son paroxisme, la peur devient le moyen de ‘passer’ (on retrouve le processus de l’initiation, et peut-être aussi celui du circuit long de la peur biologique : reconnaître que ce que l’on a pris pour un serpent n’est qu’un morceau de bois…) :
« A ce moment, quand les cinquante huit Déïtés Buveuses de sange sortant de ton cerveau même viendront briller sur toi, si tu les reconnais comme étant les radiations de ta propre intelligence, tu te fondras en union instantanée dans le corps de ces Buveurs de sang et tu obtiendras l’état de Bouddha. »
La (les) leçons du Bardo :
Les peurs expérimentées dans le Bardo nous éloignent de ce qui est « perçu » comme un danger (fuite) : la mort (l’inconnu), mais aussi la liberté, le bonheur, la clairevoyance, la sagesse…
Nos émotions, en se référant à notre histoire (le temps, l’aquis), répondent à la peur par la fuite. Croire en la réalité de nos projections mentales nous éloigne donc de l’instant, de la présence, et nous renvoie à l’incarnation qui est considérée par les Tibétain comme l’enchainement à la souffrance et à l’illusion (plus loin, le lien entre réalité / présence et acceptation / intégration de la notion d’impermanence). Reconnaître nos peurs comme des projections de notre mental nous libère donc de ces boucles toxiques.
Subsiste la question de la distinction entre peurs réelles et peur imaginées, puisqu’à priori notre cerveau a du mal à distinguer ces deux états…
L’attachement au connu pose la question de l’Ego à travers celle de l’illusion. Notre raison crée de l’illusion : le sens. Au jour d’aujourd’hui, nous pensons que la vie a besoin d’avoir un sens. En fonction de nos apprentissages, ce cadre (le sens) peut être plus ou moins large et la limite est signalée par la peur de l’incohérence (inconnu).
Ce qui est incorporable au-delà de cette limite l’augmente, et notre capacité à faire, à mettre en œuvre, augmente de concert.
Donc, paradoxalement, la peur et le dépassement de celle-ci sont un moteur de progression et d’action. Elle renforce notre capacité égotique et le sentiment de toute puissance qui va avec. En repoussant tout les jours un certain nombre de nos peurs, nous allons un peu plus dans l’action de vivre et c’est à chaque fois à travers un pas dans l’inconnu.
Abandonner ou perdre, ne serait-ce qu’un instant, le sentiment illusoire de toute puissance (que nous procure l’ego) nous plonge dans la peur et nous propulse vers l’appui suivant. C’est un peu comme ce que nous expérimentons à travers la marche : un vide, une bascule… entre deux appuis, un pas !
(à suivre dans un prochain article avec : « De l’altérité comme moyen de sortir de là où la peur nous a mis »)
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